"À onze heures la famille se retira, et dès onze heures et demie toutes les lumières étaient éteintes. Quelque temps après, Mr. Otis fut réveillé par un bruit bizarre dans le couloir, à l’extérieur de sa chambre. On eût dit un tintement de métal, et il semblait se rapprocher de moment en moment. Il se leva immédiatement, frotta une allumette et regarda l’heure. Il était exactement une heure. Il était très calme, et se tâta le pouls, qui n’était nullement fébrile. Le bruit étrange se poursuivait, et il entendit en même temps distinctement un bruit de pas. Il chaussa ses pantoufles, prit dans son nécessaire de toilette une petite fiole oblongue, puis ouvrit la porte. Juste en face de lui il vit, au pâle clair de lune, un vieillard d’aspect terrible. Il avait des yeux pareils à des charbons incandescents ; une longue chevelure grise lui tombait sur les épaules en tresses emmêlées ; ses vêtements, d’une coupe ancienne, étaient sales et déchiquetés ; de lourdes menottes et des fers rouillés lui pendaient aux poignets et aux chevilles.
« Cher monsieur, dit Mr. Otis, permettez-moi vraiment d’insister auprès de vous pour que vous huiliez ces chaînes : je vous ai apporté à cette fin un petit flacon de lubrifiant Soleil levant Tammany. On le dit efficace dès la première application, et il y a, sur l’emballage, plusieurs témoignages provenant de quelques-uns de nos théologiens les plus éminents. Je le laisse ici pour vous, à côté des chandeliers, et je me ferai un plaisir de vous en fournir encore au cas où vous en auriez besoin. » Sur ces mots, le ministre des Etats-Unis posa le flacon sur une table de marbre et, fermant sa porte, se retira dans sa chambre pour se reposer.
Un instant, le spectre des Canterville demeure absolument immobile, dans un accès d’indignation bien naturelle ; puis, jetant violemment le flacon sur le parquet poli, il s’enfuit le long du couloir en poussant des gémissements sourds et en émettant une lueur verdâtre et fantomale."
Le fantôme des Canterville,
Oscar WILDE